Expositions
TROIS ARTISTES DE LA COLLECTION MICHAEL WERNER
L'exposition de la collection Michael Werner au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, permet de découvrir tout un pan de l'art du 20e siécle et contemporain. La richesse de la collection, les choix du galeriste collectionneur Michael Werner qui a recherché des oeuvres audacieuses et puissantes, en particulier dans la peinture allemande, forment un ensemble exceptionnel.
Dans cette accumulation d'oeuvres d'époques différentes et malgré le grand nombre d'artistes, une volonté s'affirme dans les choix. Des références esthétiques semblent à l'oeuvre, que les noms de Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont parrainent.
La liste des artistes exposés est longue. Voici des clés pour seulement trois artistes de l'exposition. Tous trois ont eu un rôle important pour l'art contemporain. Il s'agit de Picabia, Penck et Broodthaers.
Marcel Broodthaers
Marcel Broodthaers ( 1924-1976 ) est un initiateur de l'art conceptuel qui "propose que les images soient identifiées comme un langage."( Michael Archer, L'Art depuis 1960, Thames and Hudson). Il représente les liens de l'oeuvre d'art et de l'écriture mais également avec l'institution muséale. Poète et critique d'art jusqu'à l'âge de 40 ans, il est ami avec son compatriote Magritte (1998-1967) qui l'influence par ses oeuvres comme La trahison des images (1929) qui illustre la relation du mot et de l'image.
Charles Baudelaire peint (1972), oeuvre présentée à l'exposition, est une affirmation des liens entre l'image poétique et la peinture. Baudelaire, poète et critique, premier énonciateur de la modernité, n'a-t' il pas écrit dans Le spleen de Paris le poème Le désir de peindre : " Je brûle de peindre celle qui m'est apparue…". L'image poétique des poètes et la poésie des peintures sont intriqués depuis très longtemps, le Ut pictoria poesis de l'Art Poétique d'Horace en témoigne : un truisme en somme.
![]() | Maecel Broodthaers Charles Baudelaire peint ( 1972 ) |
![]() | René Magritte, La Trahison des images |
Marcel Broodthaers, Un Coup de dés jamais n'abolira le Hazard | |
Marcel Broodthaers, Je hais le mouvement qui déplace les lignes |
Les liens personnels de Broodthaers avec la poésie sont évidents puisqu'il fut poète avant d'être artiste conceptuel et fit sa notoriété avec des oeuvres inspirées de Mallarmé comme son poème typographique Un Coup de dés jamais n'abolira le Hasard, ou de Baudelaire, avec Charles Baudelaire peint et Je hais le mouvement qui déplace les lignes, une autre oeuvre de la même conception.
Broodthaers a clairement déclaré qu'il voulait par sa création intégrer l'univers commercial des galeries et musées, ce qu'il fit avec la dénonciation de l'institution muséale et du statut de l'oeuvre dans sa série du Département des aigles, une simple mise en abyme de l'oeuvre sur le musée au musée.
Cependant l'oeuvre conceptuelle très hermétique nécessite un éclairage. L'institution muséale et les critiques ont acquis un nouveau rôle avec les textes et commentaires nécessaires à la compréhension de l'oeuvre.
Stéphane Mallarmé avait d'emblée montré cette nécessité et la regrettait dans son texte Observation relative au poème : Un coup de dés jamais n'abolira le Hasard de 1914.
" J'aimerais qu'ont ne lut pas cette Note ou que parcourue, même on l'oubliât ; elle apprend au Lecteur habile, peu de chose situé outre sa pénétration : mais peut troubler, l'ingénu devant appliquer un regard aux premier mot du Poème pour que de suivants, disposés comme ils sont, l'amènent aux derniers, le tout sans nouveauté qu'un espacement de la lecture."
Avec le recul, il faut se demander si l'oeuvre conceptuelle existerait sans le discours qui lui est associé et si la relation symbiotique entre l'artiste conceptuel et ses commentateurs n'aboutit pas à une nouvelle forme de l'oeuvre.
Catherine Millet écrit dans L'Art contemporain, Histoire et géographie sur cette aliénation de l'art contemporain " livré au discours ": "l'oeuvre est difficile à identifier " et " c'est alors qu'intervient le commentaire, aide nécessaire à cette identification. ". Mais elle n'a pas évoqué les conséquences de ce fait.
A. R. Penck
Ralf Winkler est né en 1939 à Dresde. Il a vécu jusqu'en 1980 en RDA. Connu sous un de ses pseudonymes A.R. Penck a un rôle essentiel dans le développement de la nouvelle peinture allemande et au delà. Il n'est pas facile de comprendre, étant donné son isolement à Dresde, comment lui est venu l'audace de ses créations .
La peinture de Winkler de1961 Tableau monde, montre quel précurseur il fut à cette époque. L'oeuvre évoque les peintures de graffitis et les tags des années 80 ou les personnages de Louis Souter ( 1871-1942 ), artiste rattaché à l'art brut, que Penck ne connaissait pas.
![]() | Ralf Winkler Tableau Monde (1961) |
![]() | Louis Souter, Si le soleil me revenait (1937) |
Depuis les graffitistes et Basquiat, l'oeuvre de Penck nous est devenue plus familière. Il a effectivement marqué cette génération d'artistes américains des années 80. Les oeuvres avec textes de Basquiat sont en droite ligne de celles de Penck.
Son travail du début est sous l'emprise d'une idéologie et de théories complexes. Penck est souvent rattaché au néo-expressionisme de Immendorf, avec qui il a exposé à Cologne en 1976.
Le néo expressionnisme de Baselitz, Immendorf et Lüpertz est une réponse des peintres allemands de cette génération au traumatisme de la guerre et de la partition de l'Allemagne, pour ces transfuges de l'Est.
Ralf Winkler, lui ,est resté en RDA jusqu'en 1980, malgré son isolement et le départ d'amis comme Baselitz pour l'ouest.
Il est alors solidaire et fidèle à l'utopie communiste. Son concept de Standart (standard et art) est " une contribution positive au socialisme ", échafaudée par l'artiste et caractérise son oeuvre initiale jusqu'à Standart-Endart ( 1973 ) qui clôt l'expérience.
Il utilise à cet effet des signes symboliques et pictogrammes issus de domaines différents et associés : lettres, chiffres, signes mathématiques, symboles de soleil, lune, personnages, ainsi qu'une palette de signes techniques, scientifiques ou cybernétiques.
![]() | A. R. Penck, Sans titre (1961) |
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A l'origine de cet univers de signes, l'intérêt de Penck pour la cybernétique. C'est à partir des années 50 que se développe l'intérêt pour la pensée cybernétique, qui imprègne alors le champ des sciences biologiques et humaines, psychanalyse comprise.
Ainsi pour Lacan, dans son séminaire sur le langage, la cybernétique définit un message comme une suite de signes, ce qui n'a rien à voir avec le sens d'un message langagier. voir J M Chevillard
Penck recherche dans les standarts un ensemble de symboles à mettre en relation, " des images avec des sensations moins élémentaires … avec des concepts définis qui doivent nous aider à représenter. "
Dans le catalogue de l'exposition de Penck au Musée d'Art moderne de la ville de Paris, Israel Rosenfield dit que l'art de Penck est fait de symboles et de signes sortis de tout contexte et dont le sens ne nous est pas accessible. Un art s'adressant à un cerveau lésé, alexique en quelque sorte. L'utilisation de signes et pictogrammes contraignent donc l'expression à un symbolisme primitif ou illisible. La pauvreté expressive inhérente à ce système correspond au but recherché à ses débuts par l'artiste qui voulait introduire une dimension logique et systématique dans ses oeuvres et éliminer intuitions et sentiments propres à l'art.
L'artiste, imprégné des discours sur la cybernétique et les théories de la communication, ainsi que de la dialectique marxiste, se retrouve au coeur des problématiques sur les sciences humaines de cette époque.
Plusieurs oeuvres de la collection de Michael Werner présentées à l'exposition ont été réalisées après le départ de Penck de RDA en 1980, déçu de l'indifférence absolue de son pays pour son art, alors que Michael Werner l'exposait dans ses galeries.
Le passage à l'ouest est vécu par l'artiste comme une scission de l'être. Le concept de Standart est un échec et celui de dialectique dépassé. Il perçoit qu'il n'existe aucun chemin de retour.
![]() | A. R. Penck, Moi en Allemagne (ouest) (1984) |
![]() | A. R. Penck, Osten und Westen (1981) Une des deux oeuvres. |
![]() | A. R. Penck, Meeting (1976) |
En 1981, Osten und Westen, illustre cet état des choses et l'un est le négatif de l'autre. Penck également poète écrit en 1982 sur : l'est qui m'a recraché et l'ouest qui ne m'a pas encore avalé.
Une fois à l'ouest, il perd sa naïveté d'artiste isolé et connaisseur indirect de la culture picturale occidentale ce qui paradoxalement avait permis sa grande créativité. Son oeuvre, plus lyrique et proche des jeunes artistes de la figuration, dont Basquiat ou des peintres allemands, est alors souvent assimilée à un art chamanique.
Francis Picabia ( 1879-1953 )
Francis Picabia figure à la collection Michael Werner. Cependant l'ensemble des peintures exposées ici ne permettra pas de se faire une idée correcte de la grande variété de son oeuvre.
Le personnage est digne d'un roman de Blaise Cendrars son contemporain (1887-1961 ) et ami et d'une grande complexité, subversif, opportuniste, toujours en mouvement. Il est un des fondateurs et l'animateur central de Dada. Mais Dada est contre tout et Dada est contre Dada.
Dés 1921, Picabia quitte le groupe dadaïste et attaque ses anciens comparses, Tzara et Duchamp ainsi qu'André Breton, dans sa revue 391, pour le conformisme de leurs idées.
Avant l'époque dadaïste Picabia, avait réalisé des oeuvres reliées à l'avant garde, dont Udnie, chef d'oeuvre de l'Orphisme. Sa participation à Dada sous la forme de son oeuvre mécanomorphe est importante en soi, et par son refus du nihilisme de Duchamp.
![]() | Francis Picabia, Udnie (1913 ) |
![]() | Francis Picabia, Parade Amoureuse (1917) |
Il aura marqué cette période par des facéties, des scandales dans le monde de l'art et des querelles ravageuses. Après avoir craché sur le surréalisme naissant et André Breton, Picabia quitte Paris en 1925 et s'installe à Mougins.
C'est le début d'une aventure picturale avec les monstres, les peintures au Ripolin, puis les transparences.
Les peintures vaches de Magritte, réalisées après la deuxième guerre mondiale pour une exposition à Paris sont de la même veine. Le poète Scutenaire, son ami, dira que les "vacheries" étaient destinées à la critique parisienne et à André Breton pour leur suffisance.
Les monstres de Picabia étaient sans doute déjà destinés, vingt ans auparavant, à l'avant garde parisienne et à son gourou André Breton, pape du surréalisme.
Loin de Paris et des avant-gardes, l'artiste produit une oeuvre dont la raison n'est à ce jour " toujours pas résolu" (Peter Fischli). Il s'est complu dans le mauvais gout, le kitsch et le trivial.
Ces oeuvres, comme les nus des années de guerre sont, pour les artistes actuels, prémonitoires du post modernisme. David Salle s'est inspiré des transparences. Picabia a influencé aussi Sigmar Pölke, Dieter Roth et Eric Dietman pour qui " Picabia … c'est le changement, le charabia, la fierté d'être un charlatan." ( les points-de-vue des artistes sur Picabia sont tous extraits du catalogue de l'exposition de Picabia au musée d'Art moderne de la ville de Paris.)
Peter Fischli et David Weiss expliquent aussi que " c'est parce que Picabia s' était intéressé au mauvais gout qu'il nous attirait. "
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![]() | Francis Picabia, Monstres (1925-1926) |
![]() | René Magritte, L'ellipse (1948) |
![]() | Cartes postales |
![]() | Francis Picabia, Le baiser (1925-1926) , peinture au Ripolin |
Ainsi l'isolement provincial du peintre abouti aux monstres, d'une audace confondante. Les sources en sont des peintures de la grande tradition : Titien, Véronése, Rubens et Michel Ange, ainsi que des cartes postales populaires : couples s'embrassant ... . Les dernières peintures au Ripolin, se remplissent de confettis qui font écho à la vie festive de la Côte d'Azur, dont le peintre est d'ailleurs un animateur, organisateur de galas.
Dans les transparences, oeuvres plus mièvres, les sources sont plutôt du coté de la grâce de Botticelli, cette fois ci.
![]() | Francis Picabia, Villica (1929) |
![]() | Francis Picabia, Ridens (1929) |
![]() | Francis Picabia, Nu de dos (1942-1944) |
![]() | Francis Picabia, printemps (1943) |
Les artistes actuels ont vus dans ce détournement et cette parodie des maîtres anciens une attitude post-moderniste avant la lettre, au même titre que son attitude iconoclaste vis a vis des avant-gardes. Il est pour eux un précurseur de la nouvelle peinture, avec une place centrale dans les discussions sur le pastiche.
De même son utilisation de photos de revues légères parisiennes comme source des nus peints pendant l'occupation, est célébrée comme une attitude post-moderne par Mike Kelley. Celui-ci explique que Picabia a réalisé volontairement une opposition entre art populaire et art Beaux-Arts et que ses peintures sont ironiques et délibérément maladroites : il ne s'agirait pas d'élever l'art populaire au rang d'oeuvre d'art, comme les pop artistes le feront, mais que ses peintures sont plus kitsch et dérangeantes que les originaux.
A ce point de re-interprétation de la peinture de Picabia pour l'intégrer dans une démarche artistique actuelle, il est nécessaire d'apporter des précisions : Picabia a peint ces nus pour une galerie cannoise dans un but très commercial, dans l'esprit des oeuvres de la période de Vichy et des photos hygiénistes de Leni Riefenstahl (1902-2003) et plusieurs furent vendus pour décorer un bordel d'Afrique-du-nord.
![]() | Leni Riefenstahl Les dieux du stade 1938 |
Autant dire que la position de la critique sur Picabia a évolué.
Autrefois pour la critique un peintre égaré, comme Chirico après l'abandon de sa peinture métaphysique ou Derain quand il s'éloigna des avant-gardes qu'il avait participé à créer, il est devenu un précurseur pour les nouveaux dadaïstes et suiveurs de Fluxus, qui refusent les systèmes, sont portés au plagiat, au kitsch et à la vulgarité. Picabia reste un peintre insaisissable, comme il le fut dans la vie. Un artiste prédateur mais doué, audacieux et opportuniste provocateur permanent, fidèle à son abandon de l'avant-garde comme à son refus du nihilisme.
Dominique Dumas 12-2012